Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs.
Monsieur le Président et Monsieur le Secrétaire Général.
Mesdames et Messieurs les Ministres.
Ce n’est pas souvent qu’il revient à un philosophe de s’exprimer dans cette enceinte.
C’est l’une des première fois (Elie Wiesel, Jiddu Krishnamuti il y a
trente ans…) qu’il est demandé à un ecrivain de se tenir ici, à cette
tribune où ont retenti tant de grandes voix et où la cause de la paix et
de la fraternité entre les hommes a connu quelques-unes de ses plus
belles et nobles avancées.
Et c’est pour moi, croyez-le, une vive émotion et un honneur immense.
Si vous m’avez invité, ce matin, ce n’est pourtant pas pour
chanter l’honneur et la grandeur de l’humanité – mais c’est pour
pleurer, hélas, les progrès de cette inhumanité radicale, de cette
bassesse, qui s’appelle l’antisémitisme.
Bruxelles où l’on s’en est pris, il y a quelques mois, à la mémoire juive et à ses gardiens.
Paris où l’on a réentendu l’infâme cri de « Mort aux Juifs » et où,
il y a quelques jours, l’on a tué des dessinateurs parce qu’ils
dessinaient, des policiers parce qu’ils faisaient la police et des juifs
parce qu’ils faisaient leurs courses et qu’ils étaient juste juifs.
D’autres capitales, beaucoup d’autres, en Europe et hors d’Europe, où
la réprobation des juifs est en train de redevenir le mot de passe
d’une nouvelle secte d’assassins – à moins que ce ne soit la même, dans
de nouveaux habits.
Votre Maison s’est édifiée contre cela.
Votre Assemblée avait la sainte tâche de conjurer le réveil de ces spectres.
Mais non, les spectres sont de retour – et c’est pour cela que nous sommes ici.
Sur ce fléau, sur ses causes et sur les moyens d’y résister, je
veux d’abord, Mesdames et Messieurs, Monsieur le Secrétaire Général,
Monsieur le President, réfuter un certain nombre d’analyses courantes
qui ne sont faites, j’en ai peur, que pour nous empêcher de regarder le
mal en face.
Il n’est pas vrai, par exemple, que l’antisémitisme soit une variété
parmi d’autres du racisme. Les deux doivent être combattus, bien sûr,
avec une détermination égale. Mais l’on ne combat bien que ce que l’on
comprend. Et il faut comprendre que, si le raciste hait dans l’Autre son
altérité visible, l’antisémite en a, lui, après son invisible
différence – et, de cette prise de conscience, va dépendre la nature des
stratégies que l’on pourra et devra mettre en œuvre.
Il n’est pas vrai non plus que l’antisémitisme d’aujourd’hui ait,
comme on l’entend partout, et en particulier aux Etats-Unis, ses sources
principales dans le monde arabomusulman. Dans mon pays, par exemple, il
a une double source et comme un double bind. D’un côté, c’est vrai, les
enfants d’un islamisme radical devenu l’opium le plus toxique des
territoires perdus de la République. Mais, de l’autre, cette vieille
bête française qui, depuis l’affaire Dreyfus et Vichy, n’a jamais dormi
que d’un œil et qui fait finalement bon ménage avec la bête
islamofasciste.
Et il n’est pas exact enfin que la politique de tel ou tel Etat, je
veux évidemment parler de l’Etat d’Israël, produise cet antisémitisme
comme la nuée l’orage. J’ai connu des capitales, en Europe, où la
destruction des juifs a été quasi totale et où l’antisémitisme est
pourtant maximal. J’en ai connu d’autres, plus lointaines, où il n’y a
jamais eu de juifs du tout et où le nom juif est pourtant synonyme de
celui du Diable. Et j’affirme ici qu’Israël serait-il exemplaire,
serait-il la patrie d’un peuple d’anges, reconnaitrait-il au peuple
palestinien l’Etat auquel il a droit, que la plus ancienne des haines ne
baisserait, malheureusement, pas d’un ton.
Pour comprendre comment fonctionne l’antisémitisme
d’aujourd’hui, il faut, Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs, donner
congé à ces clichés et entendre la façon dont il s’exprime et se
justifie.
Car jamais, au fond, les hommes ne se sont contentés de dire : «
voilà, c’est comme ça, nous sommes de méchants hommes et nous haïssons
les pauvres juifs ».
Non.
Ils ont dit : « nous les haïssons parce qu’ils ont, eux, tué le Christ » – et c’était l’antisémitisme chrétien.
Ils ont dit : « nous les haïssons parce qu’ils l’ont, au contraire,
en produisant le monothéisme, inventé » – et c’était l’antisémitisme de
l’âge des Lumières qui voulait en finir avec toutes les religions.
Ils ont dit : « nous les haïssons parce qu’ils sont d’une autre
espèce, reconnaissables à des traits de nature qui n’appartiennent qu’à
eux et qui corrompent, polluent, les autres natures » – et c’était
l’antisémitisme raciste, contemporain de la naissance des sciences
modernes de la vie.
Ils ont encore dit : « nous n’avons rien contre les juifs en soi ;
non, non, vraiment rien ; et nous nous moquons d’ailleurs de savoir
s’ils ont tué ou vu naître le Christ, s’ils forment ou non une race à
part, etc ; notre problème, notre seul problème, c’est qu’ils sont
d’horribles ploutocrates, acharnés à dominer le monde et à opprimer les
humbles et les petits » – et c’était, dans toute l’Europe, ce socialisme
des imbéciles qui infecta le mouvement ouvrier au début du XX° siècle
et au delà.
Aujourd’hui, aucune de ces rhétoriques ne fonctionne plus.
Pour des raisons qui tiennent à l’histoire du dernier siècle, il n’y a
plus que des minorités de femmes et d’hommes pour ne pas voir qu’elles
ont toutes débouché sur des massacres abominables.
Et, pour que le vieux virus reparte à l’assaut des têtes, pour qu’il
lui soit de nouveau possible d’enflammer de vastes foules, pour que des
hommes et des femmes puissent, en grand nombre, et ce qu’à Dieu ne
plaise, recommencer de haïr en toute bonne conscience ou croire, si l’on
préfère, qu’il existe de justes raisons de s’en prendre aux juifs, il
faut un argumentaire nouveau que l’Histoire universelle n’ait pas eu le
temps de déconsidérer.
L’antisémitisme d’aujourd’hui dit, en réalité, trois choses.
Il ne peut opérer sur grande échelle que s’il parvient à proférer et
articuler trois énoncés honteux, mais inédits, et que le XX° siècle n’a
pas disqualifiés.
Les juifs seraient haïssables parce qu’ils soutiendraient un mauvais
Etat, illégitime et assassin – c’est le délire antisioniste des
adversaires sans merci du rétablissement des Juifs dans leur foyer
historique.
Les juifs seraient d’autant plus haïssables qu’ils fonderaient leur
Israël aimé sur une souffrance imaginaire ou, tout au moins, exagérée –
c’est l’ignoble, l’atroce déni de la Shoah.
Ils commettraient enfin, ce faisant, un troisième et dernier crime qui
les rendrait plus détestables encore et qui consisterait, en nous
entretenant inlassablement de la mémoire de leurs morts, à étouffer les
autres mémoires, à faire taire les autres morts, à éclipser les autres
martyres qui endeuillent le monde d’aujourd’hui et dont le plus
emblématique serait celui des Palestiniens – et l’on est, là, au plus
près decette imbécillité, de cette lèpre, qui s’appelle la compétition
des victimes.
L’antisémitisme nouveau a besoin de ces trois énoncés.
C’est comme une bombe atomique morale qui aurait là ses trois composants.
Chacun, pris séparément, suffirait à discréditer un peuple redevenu
objet d’opprobre ; mais qu’ils viennent à s’additionner, que les
composants se composent, que les trois fils entrent en contact et
parviennent à former un nœud ou une tresse – et l’on est à peu près sûr
d’assister à une déflagration dont tous les juifs, partout, seront les
cibles désignées.
Car quel vilain peuple que celui dont on aurait insinué qu’il est capable de ces trois crimes !
Quel hideux portrait que celui d’une communauté de femmes et d’hommes
accusés de trafiquer ce qu’ils ont de plus sacré, à savoir la mémoire
de leurs morts, pour légitimer un Etat illégitime et intimer silence aux
autres souffrants de la planète !
L’antisémitisme moderne c’est cela.
L’antisémitisme ne renaîtra sur grande échelle que s’il parvient à imposer ce tableau insensé et ignoble.
Il sera antisioniste, négationniste, carburant à l’imbécile
compétition des douleurs – ou il ne sera pas : c’est d’une cohérence
imparable ; c’est d’une détestable, méprisable mais infaillible logique.
Reconnaître cela, Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs, Monsieur
le Secrétaire Général, Monsieur le Président, c’est commencer de voir,
symétriquement, ce qu’il vous revient de faire pour lutter contre cette
calamité.
Imaginons une Assemblée Générale des Nations Unies où Israël aurait
sa place, toute sa place, celle d’un pays comme les autres, ni plus ni
moins fautif que d’autres, soumis aux mêmes devoirs mais aussi aux mêmes
droits– et imaginons qu’on lui rende justice en lui reconnaissant, au
passage, d’être ce qu’il est vraiment : une authentique, solide et
vaillante démocratie.
Imaginons une Assemblée Générale des Nations Unies qui, fidèle à son
pacte fondateur, se ferait la gardienne sourcilleuse de la mémoire du
pire génocide jamais conçu depuis qu’il y a des hommes – imaginons que
cette année 2015 voie se tenir, sous votre égide et avec l’aide des plus
hautes sommités scientifiques mondiales, la plus complète, la plus
exhaustive, la plus définitive des conférences jamais réunie sur la
tentative de destruction des Juifs.
Et puis rêvons, quelque part entre New York, Genève, ou Jérusalem,
d’une deuxième conférence consacrée, elle, à toutes les guerres oubliées
qui endeuillent les terres habitées mais dont on ne parle jamais car
elles n’entrent pas dans le cadre des blocs, ou des groupes, entre
lesquels vous vous partagez – et rêvons que cette seconde conférence,
ce Sommet des damnés, prenant le contre-pied du sot et monstrueux
préjugé voulant qu’il n’y ait de place dans un cœur que pour une seule
et unique compassion, révèle ce qui fut la vraie vérité des décennies
écoulées : c’est quand on avait la Shoah au cœur que l’on voyait tout de
suite l’horreur de la purification ethnique en Bosnie ; c’est quand on
avait en tête cet étalon de l’inhumain que fut le massacre planifié des
juifs d’Europe que l’on comprenait sans tarderce qui se passait au
Rwanda ou au Darfour ; bref, loin de nous rendre aveugles aux tourments
des autres peuples, la volonté de ne rien oublier du tourment du peuple
juif est ce qui rend saillante, évidente, l’immense affliction des
Burundais, des Angolais, des Zaïrois, j’en passe.
En adoptant ce programme, vous lutterez contre l’antisémitisme réel.
En réhabilitant cet Israël que votre Assemblée a porté sur les fonts
baptismaux il y a presque 70 ans, en usant de votre autorité pour faire
taire, une bonne fois, les crétins négationnistes et en vous portant,
troisièmement, au secours de ces nouveaux damnés de la terre immolés sur
l’autel de l’idéologie antisioniste, vous déconstruirez un à un chacun
des composants du nouvel antisémitisme.
Mais vous défendrez en même temps, et dans le même mouvement, la cause de l’humanité.
Je ne serais pas là, Mesdames et Messieurs les ambassadeurs, si je
ne pensais pas que cette enceinte soit l’un des seuls lieux au monde,
peut-être le seul, où puisse s’orchestrer cette solidarité des ébranlés
dont parlait le grand philosophe tchèque Jan Patocka et qui aura été le
fil de ma vie.
Quand, dans mon pays, les plus hautes autorités de l’Etat disent : «
la France sans ses juifs ne serait plus la France », elles dressent une
digue contre l’infamie.
Mais quand, dans ce même pays, on a vu un quart d’entre vous, un chef
d’Etat et de gouvernement sur quatre, venir marcher à nos côtés pour
dire « je suis Charlie, je suis policier, je suis juif », ce fut une
raison d’espérer que l’on n’attendait plus.
Et votre présence même, ici, ce matin, votre volonté de rendre cet
événement possible et, peut-être, mémorable, attestent que c’est sur
tous les continents, dans toutes les cultures et toutes les
civilisations, que l’on commence de prendre conscience que la lutte
contre l’antisémitisme est une obligation pour tous – et c’est là une
belle et grande nouvelle.
Quand on frappe un juif, disait un autre écrivain, c’est l’humanité qu’on jette à terre.
Quand on s’en prend aux Juifs, insista un antinazi de la première
heure, c’est comme une première ligne enfoncée sous une invisible
mitraille qui frappera ensuite, de proche en proche, le reste des
humains.
Un monde sans juifs, non, ne serait plus un monde – un monde où les
juifs recommenceraient d’être les boucs émissaires de toutes les peurs
et de toutes les frustrations des peuples serait un monde où les hommes
libres respireraient moins bien et où les asservis seraient plus
asservis encore.
A vous, maintenant, de prendre la parole et d’agir.
A vous, qui êtes les visages du monde, d’être les architectes d’une
maison où la mère de toutes les haines verrait sa place amenuisée.
Puissiez-vous, dans un an, et l’année suivante, et toutes les autres
encore, vous retrouver pour constater que votre mobilisation
d’aujourd’hui n’est pas vaine et que la Bête peut reculer. »